samedi 17 mai 2014

La matière des rêves

J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit, Luminalba.



Sur les photos comme dans mes souvenirs, quand j'étais un gamin, j'étais chétif, tout petit, malingre et un peu maladroit. L'Alsace, ce n'est pas le meilleur endroit pour grandir et se construire, quand on n'est pas alsacien. Mes parents étaient des notables, dans ce petit village du nord de la région, coincé entre la Vosges et l'Allemagne proche. Je ne parlais pas le dialecte local. C'était dans les années 60, à partir de 1965, je crois.



Les gamins sont durs entre eux. Ils reflètent probablement les opinions et les idées de leurs parents, mais cela, quand on a 5 ans, on n'en a pas conscience, tout est pris au premier degré.

J'ai été un gamin cogné. Avec la laisse des chiens, une de ces laisses colorées en garcette que mon père confectionnait souvent. C'est joli, la garcette colorée. Mais ça fait mal quand ça cingle les cuisses et les mollets jusqu'au sang.



J'étais la tête de turc des autres enfants, cela va de soi. Trop petit pour me défendre, ayant vécu les premières années de sa vie avec ma mère, mon père absent pour cause de guerre en Algérie, deuxième après ma soeur, né à Villeneuve Saint Georges, toutes les conditions étaient réunies pour que ma vie d'alors soit un enfer. Et cela a été le cas. Forcément.

Mais dans tout enfer, afin de le rendre plus cruel encore, il y a comme des moments de grâce. De ces moments où vous croyez pouvoir être heureux, où vous sentez que la vie peut être splendide, juste histoire de retomber plus bas l'instant d'après.
Parfois dans ces moments de grâce, il y avait trois filles : Michelle, Carole et Claude. Michelle, blonde, forte et belle comme une walkyrie, Carole, étroite, dure et splendide comme un couteau japonais, et Claude, toute petite comme moi, brune et avec un sourire à faire fondre tous les glaciers du monde. Ces trois-là étaient inséparables comme le Surmoi, le Moi et l'inconscient. Bien évidemment, j'étais amoureux des trois ensemble, comme peut l'être un gamin avec du sel sur les joues et des rêves d'étoiles planqués derrière les paupières.
Souvent, quand les brutes habituelles me poussaient, me bousculaient et se moquaient de moi, ces trois-là s'avançaient et prenaient ma défense. Je n'en devenais dès lors que plus amoureux.

C'est si loin, tout ça, que je soupçonne la poussière du temps d'en masquer les contours quelque peu.

Cette nuit, j'ai rêvé. J'étais à la demeure familiale, un genre de manoir gigantesque de deux étages perché sur la colline surplombant le village. Mon père, qui y vivait seul depuis l'internement de ma mère, l'a vendue le mois dernier.




Dans le rêve, mes parents étaient sortis et nous étions livrés à nous-même, nous, les 4 enfants des notables locaux.

Il y a eu une insurrection dans le village ; tous mes tortionnaires d'antan sont revenus, et ils avaient mon âge actuel. Leurs faces s'étaient creusées, leurs regards durcis, mais leur odeur n'avait pas changé, faite de senteurs de violence et de brutalité au relents âcres de vieille sueur. Tout entiers habités du désir de prendre leur revanche en décapitant les nobles et abolissant les privilèges, ils ont investi la maison.
Aussitôt ma plus jeune soeur a rejoint leurs rangs, arrachant la tapisserie des murs, mettant à nu le sol, pour montrer à tous les vrai visage de cette maison qu'elle a toujours honnie. Ma grande soeur, écumante de rage, était enfermée à l'étage dans une camisole de force. Ma deuxième soeur, quant à elle, composait avec l'ennemi et essayait de s'attirer leurs bonnes grâces. Mon petit frère était absent, parti avec mes parents.

Même si désormais je ne suis plus ni chétif, ni malingre, alors que la demeure était mise à sac et dévastée par la horde des villageois déchaînés, j'ai revécu mon enfance dans les brimades que je subissais : bousculades, poussées, moqueries, coups.

Mon père est revenu, tenant mon petit frère dans ses bras, et a tenté de raisonner la horde, mais cette dernière, menée par la jeune soeur, l'a ignoré et a continué à vandaliser les lieux.

Et c'est alors qu'elles sont arrivées, comme un aigle noir. Carole conduisait une gigantesque limousine ; Michelle et Claude m'ont fait monter à l'arrière. Puis la voiture s'est éloignée, prenant de la vitesse, jusqu'à finalement s'envoler en direction de la Mongolie où elle s'est posée dans la steppe déserte.

https://www.youtube.com/watch?v=gikc3N0DlMw&index=1&list=RDgikc3N0DlMw

Il est dit que dans les rêves on ne voit jamais que soi-même : choses, personnes, tout est moi dans ce rêve. Les gens que je décris ici ne sont pas tels que je les décris, et leurs actes diffèrent.

Il ne faut jamais juger les personnes, uniquement les actes. Mais même alors, il faut tenir compte de ce qui a motivé ces actes. Mon père, que j'aime profondément, m'a appris énormément dans tant de domaines que je ne saurai tous les nommer. Il fumait la pipe et s'est arrêté du jour au lendemain quand il m'a surpris avec une cigarette quand j'avais douze ans. Lui-même a appris de ses parents et s'est construit tant bien que mal, en essayant autant que possible de tout donner à ses enfants et à sa femme ; il a élevé la notion du sacrifice personnel aussi haut qu'il lui était loisible de le faire, et m'a certainement transmis une partie de cette valeur. Je me suis construit avec ceci, alors le renier, c'est partiellement renier ce que je suis, et cela m'empêcherait d'être complet; de m'accepter tel que je suis, et de goûter au bonheur.



Je n'aime pas la société des hommes, telle qu'elle est actuellement. Je préfère, et de loin, celle des abeilles.



Je ne suis pas un bout-en-train, je ne suis pas quelqu'un de spécialement drôle, je souris plus souvent que je ne ris et je réfléchis trop, bien souvent. Je ne suis pas un exemple à suivre, pas plus qu'un martyr à consoler et réconforter. J'écris , voilà tout. J'ai commencé à le faire pour de mauvaises raisons, parce que, quand j'étais gamin, le français était la matière scolaire dans laquelle il était le plus facile de briller et de montrer aux autres enfants, qui s'en moquaient royalement, que je pouvais être aussi bon qu'eux, voire meilleur.

Désormais, j'aime bien écrire de temps en temps. Avec les années, j'ai compris que l'on ne se construit pas uniquement en puisant dans la matière de nos rêves. J'écris moins, je vis plus. Je ne suis pas fait de la matière des rêves, mais d'une matière similaire. Ne rêvez pas de moi, soyez vous et rêvez-vous sans cesse.



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