vendredi 11 novembre 2011

Incube (titre provisoire)

En dépit du soleil, haut dans le ciel et qui dardait des rayons brûlants sur ce bel après-midi d'été, l'endroit dégageait une impression un peu sinistre. Yseult, habituée pourtant aux bâtiments romans lourds et massifs de par sa profession d'archéologue médiéviste, en ressentait le poids peser lourdement sur ses épaules.

Etait-ce du aux glapissements courroucés des choucas, aux cris rageurs des corbeaux, ou aux piaillements incessants des hirondelles ? Même la forte luminosité n'arrivait pas à dissiper le sentiment d'angoisse ténu qui prenait le visiteur s'aventurant en ces lieux. Au milieu du concert criard d'oiseaux noirs se disputant la place, le chant de la mésange, que Yseult avait toujours associé à l'été, semblait incongru, déplacé. Même la tessiture, lisse et douce, du répons mélodieux d'un merle, composant pour sa belle une joyeuse complainte aux accords et trilles complexes, ne parvenait pas à rompre ce fond sonore lugubre.

La jeune femme sentit un frisson courir le long de la colonne vertébrale, alors qu'elle contemplait la tour, probablement seule subsistante d'un ensemble bâti au XIème siècle, peut-être pour défendre la place. Elle fit le tour de la bâtisse, luttant contre les ronces qui, alliées dans une âpre lutte territoriale aux orties, avaient envahi les anciennes douves en disputant une place chiche aux noisetiers, épine-vinette et houx. Chacun de ses pas faisait s'envoler une myriade d'insectes, sauterelles, grillons, papillons, coccinelles, qui trouvaient sous les feuilles et les tiges à la fois gîte et couvert. A deux pas de là, un immense aulne au tronc tortueux s'était acoquiné avec un hêtre à la ramure imposante et au tronc couvert d'un chèvrefeuille exubérant bourdonnant des ailes de milliers d'insectes butineurs ; leurs ramures emmêlées avait des allures de noces obscènes et contre nature. Sur le sol, dans quelques places laissées libres par les chiendents agressifs, un minuscule parterre de véroniques bleues apportait, contrastant avec la menthe odorante en fleur, une touche de couleur qui laissait augurer que la vie palpitait néanmoins ici sous une forme moins agressive. Et cette flaque d'azur, insignifiante somme toute, mais rehaussée en contraste du jaune des pissenlits ébouriffés qui poussaient un peu plus loin, était tout à fait à même de dissiper la gêne qui saisissait le visiteur en ces lieux.

Le cadastre disait juste. Il s'agissait bien d'une ancienne place forte, érigée probablement par un potentat local pour se défendre contre les brigands et conserver un lieu sûr. En grosses pierres, le mur était colmaté par un mortier d'argile et de paille sur lequel le temps avait laissé de fréquents jours que colmatait, en grands pans d'un vert sombre, un lierre exubérant. La porte en bois, depuis longtemps retournée à la poussière et aux insectes xylophages, n'était plus ; une végétation clairsemée, de plus en plus pâle à mesure que l'on pénétrait dans la tour, tentait de coloniser les lieux. Si, comme Yseult en avait l'intime conviction, il s'agissait là d'un bâtiment exceptionnellement conservé, il y avait urgence à le dégager de la gangue végétale qui menaçait de le réduire à quelques rocs épars.

Quand l'archéologue passa le seuil, une nuée de choucas prit son envol, et elle eut la brève impression que, de cette tenture noire et mouvante, se dégageait comme une longue respiration sèche issue d'un passé à jamais perdu sous la poussière. A nouveau, elle frissonna.

Une chose, ronde, molle et dure à la fois, faillit la faire choir alors qu'elle marchait dessus. Se baissant, Yseult ramassa un crapaud débonnaire qui plongea les paillettes d'or de ses yeux dans les iris couleur de ciel de l'archéologue. La jeune femme sourit. Elle avait toujours apprécié ces batraciens discrets, déifiés en Égypte et ailleurs, et ne goûtait guère aux légendes associant cet animal aux maléfices et à la mort, préférant indubitablement l'associer aux contes où, sous l'effet d'un baiser, il se transformait en prince charmant. Elle fut tentée, par défi autant que par amusement, d'expérimenter un bref instant la véracité de ces histoires anciennes. Yseult aurait bien besoin, en effet, d'un prince charmant. Son cœur de gratteuse de poussière était en jachère depuis bien trop longtemps et le vide que constituait dans sa vie son statut de célibataire appelait tant à être comblé quand, parfois, la nuit, elle s'éveillait dans des draps qui soudain lui semblaient bien trop froids, et son lit bien trop grand pour une seule personne. Mais elle n'était pas venue céans pour jouer les jeunes princesses enamourées ou les rêveuses évaporées. Lui accordant une brève caresse, elle reposa le batracien sur le sol.

L'intérieur, pauvrement éclairé par les ouvertures multiples dans les parois, baignait dans la luminosité verte apportée par le soleil filtrant le lierre. L'air sentait sentait l'humus desséché et des souvenirs de choses mortes auxquelles se mêlaient des remugles acides de déjections animales. Sous sa chaussure de marche, quelque chose craqua, ossement d'un petit rongeur dévoré ici au calme par un renard ou un blaireau, ou encore squelette d'un oiseau aux plumes fanées parsemant de leur souvenir coloré les reliefs anciens du festin d'un rapace. Si la tour ancienne était bien connue de la vie animale, pour autant l'homme ne faisait plus partie de ses occupants depuis bien longtemps. D'ailleurs, qui aurait bien voulu s'installer ici, loin de tout ? La place, située en hauteur, offrait certes un panorama impressionnant sur les alentours, mais la forêt proche en encombrait l'horizon et pour accéder ici, Yseult avait dû batailler ferme pour s'extirper des sous-bois touffus qu'une nature foisonnante de verdure avait colonisé totalement.

Conséquent de l'éboulement partiel d'un mur, un gros tas de pierres encombrait un angle de la pièce. Au sol, d'innombrables coquilles d'escargot vides indiquaient sans l'ombre d'un doute qu'une famille hérisson y avait demeure depuis de nombreuses générations.

Le rez-de-chaussée, se composait en tout et pour tout d'une seul pièce, carrée, et vide. L'œil exercé de Yseult distingua néanmoins, aux légères marques sur le sol, l'emplacement de quelques meubles, depuis longtemps pulvérisés par l'inexorable passage du temps : une table, quelques tabourets ou bancs, une armoire peut-être, un coffre ou un râtelier...

A la lueur de la lampe torche qu'elle venait d'allumer, la jeune femme trouva sur la terre qui composait le sol des traces rouges, du fer certainement depuis longtemps rongé et retourné en poussière sous l'action de l'humidité et de la rouille conséquente. Il y avait eu des armes entreposées ici, et l'on pouvait sans peine imaginer, dans ce tracé oblong, la forme d'une longue dague, ou encore en cet endroit la rondeur d'une masse, voire plus loin, là, multiples, les restes de fers de lances. Yseult, consciente toutefois qu'il eût fallu des analyses chimiques pour en avoir la certitude, pensait pour sa part, tant en raison de la nature des lieux que de leur emplacement, qu'une garnison était postée ici, autrefois, quand résonnaient les bruits des hommes et que la nature n'avait pas repris ses droits. Mais désormais, seuls les fantômes des armes hantaient encore les lieux et venaient confirmer ses soupçons.

Un escalier, au fond, en pierre, menait vers le haut. Il avait curieusement été épargné par les ravages de l'entropie, et semblait suffisamment solide pour que l'on puisse s'y aventure. L'archéologue y posa le pied et, lentement, précautionneusement, tout autant pour éviter de l'abîmer qu'afin de ne point chuter, en gravit les degrés. Si le plafond depuis belle lurette n'était plus, il en subsistait de grandes poutres marquées des tunnels et circonvolution des tatouages dus aux vers xylophages.

L'escalier débouchait sur un espace, carré lui aussi, et vide. Une ouverture béante dans le mur laissait pénétrer un petit peu largement les rayons du soleil. L'étage sans conteste était destiné à disparaître dans un avenir très proche et semblait ne tenir en place que grâce à la vertu des innombrables toiles d'araignée festonnant liant les poutres aux parois et aux restes de planches vermoulues dont seul subsistaient quelques moignons, accrochés aux parois comme des arapèdes sur des rochers affleurant, attendant que patiemment la mer du temps les dissolve et les façonne en grains de sable. Toutefois, aux légers affaissements locaux des bastaings anciens et vermoulus, l'on pouvait encore deviner, avec un rien d'imagination, le souvenir de cloisons.

Sans raison aucune, Yseult pensa que l'étage autrefois servait de prison ; mais qui donc avait-on enfermé ici ? Des brigands capturés en attente de leur jugement ? Et si cette tour était le repaire de malandrins, de détrousseurs, des hommes et femmes, dans l'attente d'une rançon payant le solde de leur incarcération ? Les hommes étaient souvent cruels, en ces temps troublés, ne reconnaissaient pour seule et unique raison que la loi du plus fort. Les pensées de la jeune femme prenaient un ton morbide, contrastant violemment avec la clarté de l'après-midi et les bruits de la nature bruissant de vie au sein du lierre extérieur et dans la moindre fissure de la paroi. Effleurant les franges de son esprit, des images naquirent brièvement de torture, de violence, de cris et de pleurs, de larmes et de sang versé, pour s'évanouir aussi rapidement qu'elles avaient vu le jour. Mais l'archéologue était accoutumée à de telles pensées, et la force de l'habitude les avait apprivoisées, et désormais elles n'étaient que des données à computer, à ordonner pour bâtir un tableau des temps anciens.

Comme elle le faisait fréquemment lorsqu'elle découvrait un possible lieu de fouilles, Yseult s'assit, dos contre la paroi, sur la dernière marché de l'escalier, et tenta de sentir l'atmosphère des lieux, de s'en imprégner, de mieux appréhender où elle se trouvait et ce qu'il était possible de faire, d'imaginer comment alors étaient agencées les pièce de la bâtisse. Les yeux fermés, elle écoutait, sentant sur sa peau la chaleur du soleil, sous ses fesses la pierre, froide en dépit de la température de l'été, contre son dos le grain grossier des roches mêlées aux restes du mortier qui les avait assemblées et jointes.

Quoi qu'ait pu être cette bâtisse, l'archéologue s'y sentait bien, le Moyen-Age et ses cruautés étaient loin dans le temps, et la jeune femme s'abandonna, l'espace de quelques instants, à ce sentiment de ne faire qu'un avec l'endroit, un peu comme si toute sa vie n'avait été qu'une longue convergence inéluctable vers cette tour médiévale, comme si, ici, enfin, elle trouvait, au-delà de son emploi, un vrai sens à son existence. Plongée dans une rêverie profonde, elle en perdit la notion du temps.

Le tonnerre, éclatant brutalement, la fit sursauter, réveillant en sursaut dans son fracas un vol fébrile de murins, rhinolophes, oreillards et noctules ; répondant à la nuée des chiroptères, la pluie, déversée à foison d'innombrables tonneaux célestes, tomba à verse, et les nuages, chargés d'énormes gouttes, cachèrent le soleil qui l'instant d'avant chauffait sa peau. Un vent violent, froid et humide, se leva, faisant tourbillonner la poussière en grands diables virant en tous sens. Yseult enserra ses genoux dans l'étreinte de ses bras et, brutalement saisie par la différence de température, frissonna. Si elle était, là où elle se tenait, relativement à l'abri de la pluie, les grandes gifles de la bise d'orage la fouettaient sans discontinuer. L'escalier déjà était trempé, et le descendre allait s'avérer pour le moins périlleux ; aussi attendit-elle la fin de l'orage estival qui, sans discontinuer, faisait rage au-dehors.

***

Yseult fut réveillée par un hurlement affreux qui faillit la faire choir des marches de l'escalier. Se morigénant, se moquant d'elle-même et de ses craintes stupides, elle identifia le cri terrifiant d'une jeune chouette effraie. Elle n'avait pas souvenir de s'être endormie ; ses muscles raides lui affirmaient que pourtant tel avait bien été le cas. La lune s'était levée, l'orage éloigné. Il faisait frais, mais non au point de glacer la peau. Seul souvenir de la tempête, un vent léger caressait le visage de la jeune femme, portant des senteurs nocturnes, mais aussi celle de la poussière, de choses oubliées et que l'on aurait tort de vouloir se remémorer. Une chouette en maraude hulula, et son chant bientôt fut repris de proche en proche par ses congénères. De la mer de son assoupissement émergeait dans l'esprit d'Yseult, en écume frémissante volant au vent de ses pensées, d'étranges images, un homme en costume médiéval, des armes, des combats, la brûlure d'un amour intense. Si elle avait prêté quelque attention aux signes et messages des rêves, elle aurait pu en conclure que la tour avait capturé une parcelle de son âme et que les pierres et les murs chargés d'âge lui communiquaient des visions chargées de sens et des messages la concernant, elle, sa vie, sa fonction, son avenir ; mais lorsqu'on est archéologue, toute théophanie est à prendre comme expression culturelle, et Yseult écarta bien vite ses pensées, indignes de la chercheuse cartésienne qu'elle se targuait d'être.

Gagnant en force, le courant d'air se fit insistant. Soudain inquiète devant ce phénomène étrange, l'archéologue regarda autour d'elle : il lui sembla, incongrûment, qu'il n'y avait que sur son corps que soufflait le vent. Elle tendit l'oreille. Au sein des bruits nocturnes de la nature, elle perçut comme un murmure sec et froid échappé d'une bouche chargée d'éons ; glacée d'horreur, la jeune femme crut y reconnaître son prénom, chuchoté dans la nuit : « Yyyyyyyyyseuuuuuuuult ... Yyyyyyyyseuuuuuuuuuult ... »

Tentant de masquer, sous un rictus amusé et crispé, la crainte qui commençait à lui tordre les entrailles, Yseult se raisonnait : nul ne pouvait l'appeler, il n'y avait personne aux alentours, ce devait être l'effet de son imagination débordante, de ses songes et rêveries ineptes. Mais à mesure que passait le temps et que son visage était incessamment balayé par le vent sec, le cri se faisait plus précis, plus proche, évoquant le bruit de grandes ailes de rapaces, mais aussi la menace inéluctable de grand périls à venir.

Mais le vent, brise se faisant bise, centré sur sa personne, insistant, caressant ses joues, s'attardant sur ses lèvres, balayant dans le même temps sa nuque au mépris des lois qui régissaient les mouvement des mouvements d'air....

« Un vent tournoyant, probablement, ou tourbillonnant, ou que sais-je encore » tenta-t-elle de se rassurer. Mais quand ce vent s'insinua entre les boutons de sa chemise pour venir passer sur sa peau nue, elle ne put empêcher un intense sentiment de frayeur l'envahir. Elle eut pu se lever, courir au bas des marches et retrouver plus loin, au terme d'une bonne heure de marche, la civilisation et l'abri, confortable et rassurant, de sa voiture ; glacée de terreur, elle était paralysée, bloquée là en haut des marches, en cette tour à vocation guerrière passée, dont l'atmosphère soudain serrait sa gorge et faisait battre son cœur d'une violente panique glaçant ses sangs et la pétrifiant sur place, faisait couler en ses veines un sang plus froid que le plus profond des hivers, roidissant ses muscles et la laissant ainsi désarmée et sans défense, proie devenue jouet sous les prunelles d'un effroyable prédateur.

« Yyyyyseuuuuuuuuuult, souuuuuuuuuuviiiiiiiiiens-toiiiiiiiiiiiiiiiii... Yyyyyyyyyyyseuuuuuuuuult, Yyyyyyyyyseuuuuuuuuult, souuuuuuuuuuuuuviiiiiiiiiieeeeeeeeeens-toiiiiiiiii ... »

Son imagination désormais lui faisait interpréter les vagissements du vent dans les pierres disjointes, la portait à donner un sens à ce qui n'était que fariboles, monstres dans le placard et autres contes à dormir debout. Pour autant, la jeune femme se sentait bien incapable de bouger et de quitter les lieux. Les yeux fermés avec force, elle tentait sans grand succès de se rassurer, de se raisonner, quand soudain le vent, de plus en plus insistant, de plus en plus fort, arracha le premier bouton de sa chemise, exposant la naissance de sa gorge nue.

Yseult, brisant brutalement la gangue de terreur qui avait emprisonné jusqu'ici ses cordes vocales, hurla de terreur.

Alors, soudains le vent cessa de souffler.